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26ème saison 2019 – 2020

    L’ethnologue bouleversé…

    Telle est la tonalité, s’il en faut, de cette 26ème édition du Bistrot des Ethnologues de Montpellier qui s’ouvre ce mardi 15 octobre sur la trajectoire inclassable de la jeune lettone Milda Ottovna Bulle (1891-1938), hissée à la tête d’une armée populaire et paysanne bolchévique de part ses engagements, prouesses et qualités oratoires, allant jusqu’à fomenter avec son mari le « coup d’Etat rouge » en Iran, après une alliance avec les Jangalis d’Iran… un mouvement révolutionnaire de forestiers au Gilân <span »>que Christian Bromberger avait initialement pris pour objet de recherche. Une bifurcation salutaire pour comprendre un destin hors du commun, court-circuité par les radars de l’historiographie.

    Nous poursuivrons cette percée dans l’arrière-fond intime et émotionnel du chercheur avec Daniel Bizeul qui viendra nous présenter un travail d’une remarquable honnêteté conçu à partir des écrits et confidences de son défunt amant, Martial. C’est une plongée dans l’univers de la déviance à partir d’une méthodologie doublement autoréflexive (celle du chercheur et celle de l’enquêté) qui, en même temps qu’elle interroge les inextricables liens entre le terrain et les sentiments, permet en filigrane de questionner les dimensions infinies et protéiformes de l’amour, une notion occultée et pourtant omniprésente en sciences humaines…

    Nous y reviendrons sur cette notion à travers l’enquête de Félicie Drouilleau-Gay sur les femmes empleadas recrutées pour servir les familles des classes moyennes et hautes à Bogotá mais aussi un peu partout dans le monde. L’amour est ici une « compétence » intégrée dans le profil type de la domestique, mêlé au domaine du travail et induisant pour ces femmes des stratégies d’adaptation et de micro-résistance pour tenter de réparer la défection du lien physique avec leurs propres enfants.

    Nous nous intéresserons ensuite, avec Chadia Arab, au sort d’autres femmes enrôlées dans l’économie globalisée et tout aussi concernées par la « double absence » décrite par Abdelmalek Sayad. A travers son ouvrage sur les « dames de fraises », Chadia Arab met en effet à jour une politique migratoire entre le Maroc et l’Espagne, fondée sur le sexe et le statut de mère des travailleuses saisonnières ; leurs attaches familiales constituant une garantie de « retour au pays » aux yeux des employeurs et de l’Etat espagnol.

    C’est sans doute le travail ethnographique de Nora Benarrosh-Orsoni qui nous permettra de mieux comprendre comment il est matériellement possible de vivre dans la pendularité de la migration. Les maisonnées roms qu’elle décrit dans son ouvrage sont non seulement le fruit d’une démarche d’adaptation au contexte migratoire, mais constituent également pour ces familles un faire-valoir du double-ancrage résidentiel, inventant ici et là-bas un espace domestique transnational.

    Puis nous prendrons un angle d’approche inverse avec Isabelle Coutant qui abordera cette question de la proximité des migrants par les réactions d’hostilité et d’hospitalité qu’elle peut susciter alentour, les « étrangers » ayant aussi pour fonction de bousculer et/ou réactiver des liens de résidentialité. C’est l’événement de l’ouverture d’un squat dans un ancien lycée de son quartier qui entraine la sociologue à prendre part à ce qui n’est autre qu’un chamboulement autour d’elle. En tant que résidente, parente d’élève et sociologue elle se laisse happer par différentes positions sociales possibles qui la conduisent à aller à la rencontre de ses voisins et à redécouvrir son quartier à partir de ce que ce squat a permis d’en révéler.

    À l’inverse Bernard Traimond proposera une analyse des sociabilités de voisinage à partir de ses propres cercles de sociabilités. Ayant lui-même grandi dans les Landes de Gascogne dont il est devenu spécialiste, il n’observe rien d’autre que ce qui lui semble en définitive très familier. Mais l’intérêt de son approche tient sans doute au fait qu’ici il propose une relecture de sa thèse, en revenant vingt ans après sur le terrain. N’hésitant pas à remettre en cause ses propres méthodes, il s’adonne à un travail de redescription ainsi que le préconise Marilyn Strathern pour achever son propre chemin et, paradoxalement en venir à sa propre étrangeté sur ce terrain.

    La démarche n’est pas sans faire écho en somme à celle de Martin de La Soudière qui examine la notion d’arpentage comme une manière pour le promeneur d’épuiser un lieu qui lui est familier et où il prend plaisir à revenir sans cesse. Dans Arpenter le paysage, Martin de La Soudière n’épuise rien, et cultive au contraire le gout de la surprise qui fixe l’attention des poètes et observateurs de la nature, adeptes de la contemplation en ce qu’elle a de plus fugace et de plus délicat. Il nous proposera de questionner ce lien impérissable entre cette chère notion de paysage et les auteurs qui s’adonnent à leur description et les font vivre dans nos imaginaires.

    Cette dimension de l’imaginaire et de l’attention à « ce qui se passe » sera aussi au cœur de l’approche de Bertrand Vidal qui se saisira de la question environnementale d’une toute autre manière après s’être intéressé au mouvement survivaliste. Cette enquête sur ceux qui se préparent à l’effondrement n’est pas sans résonnance avec les approches environnementales et climatiques aujourd’hui en plein essor. Ce n’est plus tant l’ethnologue que l’humain qui se trouve alors bouleversé.

    Mais ce phénomène n’est pas nouveau. Emir Mahieddin pourra faire office de guide dans cet environnement incertain de fin du monde, lui qui s’est intéressé aux carrières des « entrepreneurs de Dieu » dans la Suède contemporaine, qui paradoxalement se distingue par son sécularisme. Cet ouvrage offre une analyse captivante du monde occidental appréhendé au prisme des croyances et prophétismes qui non seulement le traversent aujourd’hui mais le conquièrent si l’on peut dire au travers de ces figures de pasteurs évangélistes qui « font » le travail de Dieu.

    Cette observation du chaos se poursuivra de façon plus pragmatique dans une séance hors-les-murs animée par Anaïs Vaillant sur les animaux totémiques en Occitanie. Et nous prendrons le temps, avec Pauline Mayer d’arpenter notre paysage méditerranéen en redécouvrant des saveurs oubliées de fruits désormais « à défendre » plutôt que défendus. Les papilles gustatives et ethnologiques en alerte, notre bouleversement sera ainsi délicieusement comblé.

    Gaëlla LOISEAU, Présidente de l’ARCE-Bistrot des Ethnologues.

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